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Cannabis à usage médical, une expérimentation française convaincante

Sophie Conrard
Kiné actualité n° 1645 - 11/01/2024

Mise en place en 2020 par l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM), une expérimentation de l'usage du cannabis médical pour des patients douloureux en échec thérapeutique est sur le point de s'achever. Les résultats sont encourageants et le gouvernement s'est engagé à développer ce type de traitements dans un avenir proche. Voici ce qu'on peut en dire.



Le premier objectif de cette expérimentation conduite par l’ANSM est d’évaluer la faisabilité du circuit de mise à disposition du cannabis thérapeutique pour les patients : prescription par les médecins, délivrance par les pharmaciens, approvisionnement et suivi des patients. Le second objectif est de recueillir des données sur l’efficacité et la sécurité de son utilisation dans un cadre médical, afin d’envisager une éventuelle généralisation. “C’est la première expérimentation du genre, portée directement par l’État. Ce n’est pas une étude menée par un laboratoire”, souligne Nicolas Authier, président du comité scientifique qui pilote cette expérimentation [1]. Preuve que l’État souhaite transformer l’essai : “La suite est déjà prévue, avec notamment un article dans le PLFSS pour 2024 (art. 36 bis) qui organise la généralisation de ce traitement”, se réjouit le professeur, “même s’il reste encore à préciser les conditions de sa mise en œuvre”. Elles doivent être fixées au plus tard le 31 décembre 2024.

Plus de 2 500 patients inclus
“À ce jour, 50 structures douleur chronique (SDC) et 2 540 patients ont été impliqués dans cette expérimentation, qui a été prolongée jusqu’au 31 mars 2024”, raconte Valéria Martinez, présidente de la SFETD (Société française d’étude et de traitement de la douleur), qui y a consacré une conférence lors de son congrès annuel, le 23 novembre à Saint-Malo. Les patients ont été suivis pendant 6 mois minimum. “Tous sont porteurs de douleurs intenses et en échec thérapeutique. Ce sont tous des cas complexes et difficiles à prendre en charge, même par des professionnels spécialistes de leur pathologie. L’expérimentation porte sur 5 indications au total : les douleurs neuropathiques réfractaires aux thérapies disponibles (médicamenteuses ou non), certaines formes d’épilepsie sévères et pharmaco-résistantes, certains symptômes rebelles en oncologie liés au cancer ou à ses traitements, des situations palliatifs, et enfin des pathologies du système nerveux central comme la spasticité douloureuse de la sclérose en plaques.”

L’inclusion des patients est exclusivement réalisée par les médecins exerçant dans l’une des structures de référence volontaires. Soit un médecin propose à un patient de participer à l’expérimentation, soit le patient exprime son souhait d’y être inclus. S’il n’est pas déjà suivi au sein d’une SDC, il peut en parler à son médecin traitant. La décision de l’inclure ou non appartient exclusivement au médecin de la structure volontaire, mais ensuite son suivi peut être assuré en ville par un médecin généraliste ou spécialiste ayant suivi la formation de l’ANSM. Il doit être vu au moins une fois par mois pour le renouvellement de son ordonnance. Des consultations longues sont prévues avec le médecin de la SDC au cours des 1er, 3E, 6E, 12E et 18E mois.

Tester le traitement dans des conditions réelles
Pourquoi l’ANSM a-t-elle lancé cette expérimentation ? “Parce qu’à l’heure actuelle, le niveau de preuve concernant le cannabis médical est faible. Mais les données scientifiques disponibles convergent et montrent un intérêt du cannabis médical dans le traitement de certains symptômes de différentes pathologies. Et d’autres pays sont beaucoup plus avancés que nous : le Québec par exemple, qui en utilise depuis 20 ans. Les attentes des patients français sont donc très fortes”, poursuit la présidente de la SFETD. “L’usage du cannabis médical progresse dans de nombreux pays en Europe et dans le monde : Pays-Bas, Allemagne, Royaume-Uni, Portugal, Luxembourg, Lituanie, Canada, États-Unis, Colombie, Chili, Israël…”, confirme l’ANSM.

“L’expérimentation permet de tester ce type de traitement dans des conditions réelles.” À ce jour, deux tiers des patients sont encore inclus dans l’expérimentation.

Un comité scientifique a été constitué pour suivre l’expérimentation. Il compte 16 membres dont 4 patients. Les autres sont professionnels de santé (médecins généralistes, médecins spécialistes des 5 indications thérapeutiques retenues, pharmaciens) ou représentants des centres régionaux de pharmacovigilance et des centres d’évaluation et d’information sur la pharmacodépendance et l’addictovigilance.

Pour les médecins et pharmaciens, qu’ils exercent en SDC ou en ville, la participation à l’expérimentation est évidemment volontaire et il leur était demandé de suivre une formation de 2h30 en e-learning élaborée par l’ANSM.

Cannabis medical
De quoi parle-t-on ?

Quels sont les médicaments mis à disposition des patients dans le cadre de l’expérimentation ? Les sommités fleuries de cannabis à vaporiser pour inhalation et les huiles administrées par voie orale. Considérant les risques pour la santé, la voie d’administration fumée a été exclue.

Les médicaments sont disponibles selon différents ratios THC/CBD : THC dominant, ratio équilibré en THC et CBD ou CBD dominant (THC = delta-9-tétrahydrocannabinol. CBD = cannabidiol). Ils se présentent sous forme de produits finis qui ne nécessitent ni préparation, ni transformation.

Les 2 premières années de l’expérimentation, tous les médicaments à base de cannabis utilisés étaient classés comme stupéfiants. La 3e année, seuls les médicaments contenant plus de 0,3 % de THC sont classés comme tels. Ceux qui contiennent du CBD et 0,3 % de THC ou moins sont soumis au régime des médicaments de la liste 1 des substances vénéneuses, définie dans le décret n°2023-202 du 25 mars 2023 relatif à la prolongation de l’expérimentation.

Les fournisseurs en charge de la fabrication et la distribution des médicaments ont été soigneusement sélectionnés, sur la base d’un cahier des charges strict et exigeant en termes de respect des bonnes pratiques de culture et de fabrication, de qualité des médicaments et de sécurisation du circuit de distribution. L’ANSM a diligenté ses laboratoires de contrôle et des experts du comité scientifique. Au total, 6 binômes (1 fournisseur et 1 exploitant) ont été retenus pour l’expérimentation. “Tous les pays ne sont pas aussi attentifs que nous sur la qualité des produits finis, le mode de production de la matière première, la description des contrôles réalisés, etc.”, précise Nicolas Authier. “En France, on traite le cannabis médical comme un médicament, avec des normes de qualité, de sécurité etc. très strictes à respecter. Tous les produits sont fabriqués par des laboratoires spécialisés, vendus uniquement en pharmacie, avec une autorisation de vente spécifique. Un statut spécial sera créé pour le cannabis médical car si ce n’est pas un médicament, on va l’utiliser comme tel.”

Source : ANSM.

Comment la posologie idéale a-t-elle été déterminée ?
“Pour certaines indications comme la spasticité douloureuse liée à la sclérose en plaques ou l’épilepsie, on connaît la posologie efficace. Mais pour traiter les douleurs neuropathiques réfractaires, on l’ignore. Donc on procède selon le principe de la plus petite ration : on commence avec une faible dose, qu’on augmente très progressivement jusqu’à trouver la dose à la fois efficace et bien tolérée par le patient”, détaille Nicolas Authier.

Que retenir de cette expérimentation ?
“Le principal point négatif est que 42 % des patients qui sont sortis de cette expérimentation disent que le cannabis médical ne leur a fait aucun effet”, relève Valéria Martinez. “Mais ce sont des cas très complexes, pour lesquels aucun traitement n’est efficace et à qui on ne peut faire aucune autre proposition. Et parmi ceux qui restent, les résultats sont encourageants : seul un tiers a encore des douleurs jugées insupportables. Leur état de santé global s’est amélioré de façon significative et ces bienfaits sont durables dans le temps.”

Si on entre dans le détail, “on est passé de 80 % à 20 % des patients inclus qui ont encore des douleurs sévères aujourd’hui”, souligne Nicolas Authier, pour qui “le cannabis médical a prouvé son efficacité, entraînant des améliorations notables pour plus de 30 % des patients qui déclarent qu’ils ont connu une amélioration importante ou très importante au niveau de leur douleur”. Évidemment, les patients inclus dans l’expérimentation n’ont pas suspendu leurs traitements en cours, antalgiques ou autres. “Pour certains, le cannabis a permis de diminuer les doses des autres antalgiques qu’ils prennent”, relève le pharmacologue.

Au niveau de la prescription, “seulement 10 % des ordonnances de cannabis médical se font en ville. Toutes les autres sont faites à l’hôpital. Pourquoi ?

Les médecins de ville sont-ils réticents à prendre le relais ? Est-il trop difficile de suivre ces patients ?”, s’interroge Valéria Martinez. “Peut-être certains sont-ils découragés par les contraintes liées à l’expérimentation : cela génère un peu de paperasse, il y a un registre à remplir, etc.”, suggère Nicolas Authier. “Le point positif, c’est que ces contraintes disparaîtront le jour où l’usage du cannabis médical sera généralisé.”

Contre-indications et précautions d’emploi

Le cannabis médical est contre-indiqué chez la femme enceinte et allaitante, en cas d’antécédents de troubles psychotiques, en cas d’insuffisance rénale, hématique ou cardiaque grave.

Sur une longue période, il peut entraîner une dépendance. Il a une influence sur l’aptitude à conduire un véhicule et à utiliser une machine car il peut provoquer une somnolence, des étourdissements, altérer la coordination, le jugement ou encore le temps de réponse.

La conduite de véhicules est donc interdite pour les patients inclus dans l’expérimentation.

Comme tout médicament, le cannabis médical doit être pris ou administré en respectant les précautions d’emploi. Il peut entraîner des effets indésirables et interagir avec d’autres médicaments ou des aliments.

Il ne faut jamais interrompre brutalement un traitement.

Source : ANSM.

Pour ce qui concerne la dispensation, la prise de relais est plus importante : 20 % des patients s’approvisionnent dans une pharmacie de ville. “Cette expérimentation montre donc que ce circuit de prescription du cannabis médical est faisable, avec l’appui des structures douleur chronique. Par ailleurs, la balance bénéfices/risques est favorable.”

Pour ce qui concerne les effets indésirables, “les résultats sont rassurants. Il ne s’est rien produit que nous n’ayons anticipé et on a recensé très peu d’effets indésirables graves (moins de 5 %)”, souligne Nicolas Authier. Par ailleurs, “à ce jour, on ne compte aucun cas de dépendance liée au THC. Il y en aura peut-être à l’avenir. On verra. Comme pour toute substance à risque d’accoutumance, il existe avec le THC un risque de dépendance. Celle-ci peut être uniquement physique, ou devenir psychique dans les cas les plus graves, comme avec l’alcool ou le tabac. Heureusement, le THC n’est pas une substance très addictogène. Et un surdosage en THC est beaucoup moins dangereux qu’un surdosage en opioïde par exemple, qui peut entraîner la mort. On peut donc employer le cannabis médical en toute sécurité”.

Et après ?
En somme, cette expérimentation montre qu’“on peut prescrire du THC ou du cannabidiol à certains patients souffrant de douleurs réfractaires, après avoir épuisé toutes les autres possibilités de traitements”, se réjouit Valéria Martinez, consciente toutefois que “le chemin est encore long car de nouvelles études doivent être menées pour préciser la posologie et le profil des patients pour qui le cannabis médical peut être efficace”. Et “il est important que chacun de ces patients soit suivi par un médecin spécialiste de sa pathologie”, précise-t-elle.

Cannabis médical
Qu’est-ce que le kiné a besoin de savoir ?

Si l’un de vos patients suit un traitement à base de CBD ou de THC, avez-vous besoin de connaissances particulières ? “Non, car ce traitement n’aura pas d’impact sur votre prise en charge. En revanche, vous constaterez peut-être une diminution des douleurs chez votre patient”, explique Nicolas Authier, président du comité scientifique constitué par l’ANSM. “Vous n’avez pas besoin de formation particulière sur le sujet. En revanche, je conseille d’être attentif à l’état de vigilance du patient, selon les exercices que vous lui proposez, en particulier s’il prend du THC qui peut causer des troubles de l’équilibre.”

Selon les conditions d’accès qui seront fixées, “150 000 à 300 000 patients pourraient être concernés” en France, selon Nicolas Authier. Autant de personnes chez qui cette expérimentation a suscité beaucoup d’espoir. “On l’a peut-être un peu trop médiatisée d’ailleurs. Le cannabis médical n’est pas la panacée. C’est un outil pharmacologique supplémentaire qui pourra aider certains patients qui se trouvent actuellement dans une impasse thérapeutique et améliorer leur qualité de vie, ce qui n’est pas négligeable”, tempère-t-il. “Il est important que nous soyons précis avec le cannabis médical, en particulier sur ce qu’il permet de traiter et sur les indications.”

Rappelons qu’on connaît cette plante depuis des millénaires, même si on ne s’en sert pas beaucoup en médecine à ce jour, en France. “Ce n’est pas une révolution thérapeutique. Mais grâce à cette expérimentation, on formalise, on régule et on organise l’accès au THC et au CBD.”

Après la fin de l’expérimentation, une période de transition est prévue jusqu’au 31 décembre, “le temps de la transposer en droit commun, d’écrire les textes et les arrêtés nécessaires”. Il faudra notamment “établir le prix et les conditions de remboursement du cannabis médical. La Sécurité sociale doit-elle payer ?

Cela fait débat. C’est déjà bien qu’on en discute”, note le pharmacologue. En attendant janvier 2025, évidemment, les patients en cours de traitement ne seront pas brutalement sevrés.

[1] Nicolas Authier est médecin psychiatre et pharmacologue au CHU de Clermont-Ferrand, PUPH à l’Université Clermont Auvergne et membre de l’Institut Analgesia, première fondation de recherche dédiée à l’innovation contre la douleur en France. Il est aussi l’auteur de 2 livres aux éditions First : “Le petit livre du CBD” (2022) et “Le petit livre du cannabis médical” (2021).

© tvirbickis/iStock / Getty Images Plus
© ANSM

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